Les croyances

Suite à l'attaque du journal Charlie Hebdo, les passions se sont déchaînées. D'un côté il y avait la liberté d'expression, de l'autre côté il y avait le respect des croyances. Qu'est-ce qui prime? Lorsqu'on prend trop de liberté, on peut tomber dans la campagne de dénigrement injuste et stupide. Lorsqu'on croit trop, on peut tomber dans le fanatisme aveugle et violent. Heureusement, les politiciens ont réagit prestement, ils vont encore pondre des lois pour nous "protéger". Et ça, c'est ma grande hantise. Je crains le jour où des lois seront votées pour "protéger" le respect des croyances.

Si de telles lois entrent en vigueur un jour, est-ce que je pourrais affirmer que ma grand-mère était la réincarnation de Jesus-Christ? Est-ce que je pourrais faire mettre en prison toute personne qui osera pouffer de rire lorsque je lui annoncerais MA Bonne Nouvelle? Quelle sont les croyances qui méritent d'être respectées et celles qui doivent être considérées comme de la superstition? Est-ce qu'il y aura des quota? À partir de 100 000 fidèles, vos lubies ont le droit d'être respectées quelles qu'elles soient? Est-ce qu'il y aura un tampon officiel pour décréter que ceci est une religion tandis que cela est une secte? C'est le gouvernement qui va décider de ce qu'est dieu et de ce qu'il n'est pas?

Une croyance, c'est quelque chose qui ne peut pas être montré ni prouvé mais que je décide de considérer comme une vérité absolue. Donc par définition, c'est quelque chose dont j'ai besoin, qui peut éventuellement être vrai mais qui a toutes les chances d'être faux. Est-ce que je peux obliger le monde entier à respecter mes délires?

Dans la mesure où elles ne sont pas vérifiables concrètement, les croyances se basent presque exclusivement sur l'imagination. Donc non seulement elles sont parfaitement adaptées à mes désirs les plus profonds, mais en plus elles mettent en action mes émotions les plus intenses. Toucher à mes croyances, c'est toucher à mes émotions les plus intimes. Il est donc logique que j'aie tendance à vouloir fuir ou me battre lorsque quelqu'un ose mettre en doute mes croyances.

Je pense que nous utilisons les croyances de façon malsaine. Il est agréable de boire un peu d'alcool lorsqu'on a quelque chose à célébrer. L'alcool peut me désinhiber et me donner temporairement le courage dont je manque au quotidien. Mais boire 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, provoque forcément des dégâts. De même, les croyances sont comme des drogues qui nous plongent dans un univers abstrait, délirant, émouvant, euphorisant. Les croyances peuvent momentanément nous amener à nous dépasser. Plonger occasionnellement peut faire du bien, y rester en permanence est forcément nocif à long terme.

La croyance s'oppose toujours à la connaissance. Ce qu'on connaît est vérifiable, ce qu'on croit ne l'est jamais. Les croyances peuvent jouer un rôle vital dans notre vie, à condition d'être temporaires. Lorsque nos perspectives deviennent trop limitées, lorsque nous avons besoin d'avancer, nous pouvons rejeter momentanément la connaissance pour nous accrocher aveuglément à des croyances fortes, qui nous propulsent au delà de nos frontières usuelles. C'est ainsi que les visions permettent à la science de faire des progrès spectaculaires. C'est ainsi qu'un peuple peut se moquer des chars d'assaut et renverser la dictature malgré son apparente invincibilité. C'est ainsi qu'on peut croire aveuglément qu'on est guéri et balayer une maladie dont les conséquences auraient dû être dramatiques.

Une fois que la croyance a joué son rôle de propulsion magique, elle n'a plus aucune utilité. Il est temps d'examiner ce qui s'est passé pour actualiser les connaissances. Une fois que la vision a abouti sur une expérience édifiante, il faut se plonger dans les démonstrations pour reproduire le phénomène scientifique à volonté. Une fois que la dictature est neutralisée, il faut remettre les pieds sur terre pour construire harmonieusement le pays. Une fois qu'on a retrouvé la santé, il faut se pencher sur les événements pour comprendre comment maintenir l'équilibre dans notre fonctionnement biologique.

On peut voir ça comme un voyage. D'habitude on marche sur la terre. Et puis on utilise un toboggan, un vélo, une voiture, un avion. Pendant un certain temps, nos pieds ne touchent plus le sol. Nous allons très loin en peu de temps, c'est excitant, c'est grisant. Puis nous laissons le moyen de transport pour marcher à nouveau. De même, les expériences du quotidien nous apprennent chaque jour un peu plus de choses. Et puis un jour une croyance nous emmène vers des sommets inexplorés. Après l'exploration vient le moment d'intégrer les connaissances acquises, tout en reprenant le chemin quotidien.

Mais que se passe-t-il si on veut passer notre vie entière dans la voiture ou dans l'avion, parce qu'ils nous procurent des sensations intenses, agréables et rassurantes? Que se passe-t-il lorsqu'on veut s'accrocher de façon permanente à une croyance?

Si la croyance est permanente, alors elle est avant tout axée sur sa propre survie. L'être humain n'a plus d'importance. Seule compte la pérennité de la croyance dans le temps. Qu'elle vive le plus longtemps possible, même s'il faut sacrifier des vies humaines. Nous devenons comme des esclaves, chargés de la maintenir en vie.

Comme elle repose essentiellement sur l'imagination humaine, la croyance risque de disparaître à tout moment. Le seul moyen pour elle de survivre à long terme, c'est d'exister dans le plus grand nombre de cerveaux possible. On peut viser la quantité industrielle des religions de masse ou la qualité sélective des sociétés secrètes. Le résultat est le même. Les fidèles doivent stagner dans la crédulité aveugle pour les siècles des siècles.

Lorsque la croyance se veut permanente, elle est plus ou moins obligée de s'enfermer. Il y a dans le monde des choses qui pourraient la menacer. C'est dangereux pour elle. Elle doit se protéger du monde. L'univers des fidèles s'appauvrit. Il se réduit à ce qui est susceptible d'entretenir la foi ou du moins ne pas lui nuire. Le reste est malvenu. Il faut nier les réalités ou les réinterpréter, il faut détruire les mécréants ou éviter leur compagnie pour conserver la "pureté" de la foi. La croyance permanente implique forcément une peur permanente, la peur de disparaître, la peur de la mort. Lorsqu'une croyance réussit à coloniser des milliards de fidèles alors elle se pavane fièrement car elle est convaincue qu'elle est éternelle.

Il me semble que la croyance devrait obéir aux mêmes règles que l'attraction et la répulsion. L'attraction est permanente, elle nous attire vers un but. La répulsion est temporaire, elle nous pousse n'importe où. De même, la connaissance devrait être permanente dans nos vies, tandis que la croyance devrait être temporaire. Lorsqu'on rejette la connaissance, on peut croire n'importe quoi. C'est ce qui fait la puissance de la croyance. Cela peut nous enrichir de façon exponentielle, nous libérer de façon spectaculaire, nous révéler des mystères insondables. Mais si la croyance devient permanente alors elle se transforme en un piège aberrant où la connaissance, la vérité et la réalité n'ont plus leur place.

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