Le règne végétal

Le brin d'herbe semble si fragile, pourtant il creuse la terre en profondeur pour trouver l'eau et les sels minéraux. Il brise le béton pour trouver l'air et la lumière. Comment un être aussi rikiki peut-il avoir autant de force et de détermination? Cette détermination est partout dans le règne végétal. Tandis que les animaux atteignent un âge adulte pour ensuite décliner doucement, les plantes grandissent jusqu'à ce que mort s'ensuive. Une plante pousse le plus haut possible. Pour s'étirer plus haut, elle peut s'équiper d'un tronc d'une solidité remarquable. L'arbre s'étale le plus loin possible en fabriquant de nouvelles branches, de nouvelles feuilles, de nouvelles racines à chaque fois que le climat le permet. Les plantes ne dorment pas. Elles sont obligées d'arrêter leur croissance lorsque les conditions ne leur permettent pas de réaliser la photosynthèse. Si elles sont éclairées jour et nuit, elles poussent non-stop. La ruche laborieuse et la multinationale cupide sont des petits mollassons à côté de la plante.

Côté expansion, ce n'est pas triste non plus. Dès que le climat le permet, les plantes élaborent toutes sortes de moyens pour se reproduire et étendre leur influence le plus loin possible. Les plantes projettent des spores capables de survivre pendant de longues années, le temps de trouver les conditions favorables pour se développer. Elles produisent des fruits succulent, colorés, parfumés, dans l'espoir qu'un animal aguiché par la promesse d'un délicieux repas le cueille, le mange et jette les précieuses graines sur une terre fertile. Elles pulvérisent leur pollen aux 4 vents durant de longs mois, comme une interminable éjaculation aérienne. Elles génèrent des rejetons à partir de leur racines. Elles font pousser des fleurs attrayante pour que les insectes viennent s'enduire de pollen et le transporter ailleurs. Elle produisent des fleurs qui s'accrochent aux vêtements, aux pelages pour être transportées plus loin. Le trader et l'homme d'affaire sont des petits joueurs comparés aux ambitieuses plantes.

Couper une plante ne suffit pas à la détruire. Tant que ces racines sont en terre, elle repousse, fabrique des rejets, tente de redémarrer une nouvelle croissance à partir de ce qui lui reste. Il est dangereux de planter un grand arbre à côté d'une maison car ses racines risquent d'en fissurer les fondations. Qu'elle soit près d'un mur ou d'un arbre, une plante grimpante escaladera avec ardeur, quitte à détruire son support. Il suffit de laisser une zone favorable au repos pendant quelques années pour qu'elle soit petit à petit envahie par une inextricable jungle. Certaines plantes en parasitent d'autres au lieu de s'équiper de leurs propres racine et pompent leur hôte quitte à le tuer. Certains arbres produisent des feuilles qui rendent le sol impropre à la croissance des autres plantes, délimitant ainsi leur propre territoire. Les plantes carnivores déploient de belles fleurs remplie de colle pour attirer et déguster les insectes gourmands. Comme un guerrier impossible à abattre, la plante est une farouche combattante, prête à tout saccager pour mener son existence.

Son adaptabilité, sa résistance et son expansion dynamique, font de la plante un être plutôt agressif. En l'absence de régulation, la plante détruit tout pour se développer. Les plus volumineuses et les plus rusées dominent le champ de bataille, pendant que les plus modestes se partagent avidement le reste. Se promener dans une forêt tropicale donne une idée de la ténacité des protagonistes. Il est impossible de poser un pied devant l'autre sans s'aider d'une machette, pour dégager un semblant de chemin.

Le règne végétal est fixé dans la terre. Heureusement. Imaginez un être doué d'intelligence et de mobilité, qui aurait le caractère de la plante. Est-ce que ça donnerait un être à la croissance infinie, sans aucun état d'âme, sans pitié, d'une ruse et d'une ambition sans limites? Pas tout à fait. La plante ne détruit pas gratuitement pour le plaisir. Elle ne fait que développer sa propre existence. Des règles ont été fixées pour chaque espèce. Chaque individu exploite les règles de son espèce à l'extrême, sans aucune restriction, jusqu'à la mort s'il le faut. Pourtant le règne végétal nous apparaît comme étant harmonieux. Nous ne percevons pas son agressive détermination car il ne fait qu'obéir avec ténacité aux lois naturelles.

J'ai parfois l'impression que les êtres humains devraient fonctionner comme le règne végétal, en appliquant sans restriction les lois fixées pour cette espèce. Seulement voilà, qui connaît ces lois? Il me semble que si nous pouvions entendre notre esprit, il nous soufflerait la conduite juste, il suffirait d'exécuter ses ordres pour vivre selon la même harmonie que les plantes, avec la détermination, la variété et le dynamisme que cela implique. Le moins qu'on puisse dire, c'est que nous sommes loin de fonctionner de cette façon.

Je suis convaincue que les aberrations injectées dans notre intellect dès le plus jeune âge amènent tant de confusion que l'humain est complètement embrouillé, jusque dans son quotidien, jusque dans son intimité. Le résultat c'est qu'au lieu d'entendre la voix de l'esprit, nous entendons celle des traumatismes, de l'égoïsme, des peurs, de l'avidité... Pour éviter le chaos social, des lois, dont certaines sont injustes, sont mises en place, rajoutant une couche d'aberrations par dessus celles qui existent déjà dans notre mental. Les confusions s'empilent.

Est-ce que vous imaginez la vie que mènerait une plante qui ignorerait comment fabriquer des bourgeons? Durant toute son existence, elle se dirait : "je suis censée faire quelque chose, mais quoi?". Elle essaierait peut-être de fabriquer des feuilles tordues et des branches torturées par désoeuvrement. Elle rêverait éventuellement d'être autre chose qu'une plante car les autres êtres semblent moins tracassés. Elle resterait peut-être prostrée, se développant le moins possible, de peur de s'écarter des lois dont elle ignore tout. Elle détruirait peut-être les plantes voisines pour se défouler de son angoisse. Elle essaierait peut-être d'imiter l'écureuil et pleurerait devant ses échecs répétés, se trouvant minable comme c'est pas permis. Qui sait ce qu'elle inventerait d'autre? Ce qui est sûr, c'est qu'au moment de mourir, elle crierait : "non! Pas maintenant! C'est trop tôt. Je ne suis pas prête. Je n'ai pas assez vécu". Ce qui manquerait à cette pauvre planplante, ce ne serait pas la quantité, ce serait la qualité. Il est sûrement plus passionnant de fabriquer des fleurs et des fruits pendant quelques mois, plutôt que de passer des centaines d'années à ne produire que des feuilles.

J'ai l'impression que l'humanité en est à ce stade. Chaque vie humaine a son utilité mais laquelle? La réponse est en chaque personne. C'est à chacun de découvrir son rôle, car chaque existence est différente. En proie à la confusion, incapables d'entendre notre esprit, nous ne faisons pas ce que nous sommes censés faire. En l'absence de la lumineuse voix de l'esprit, c'est tellement vide, sombre et froid à l'intérieur, la vie est si ennuyeuse, si angoissante. Alors on croit en n'importe quoi, on s'adonne à n'importe quoi, on s'étiole dans n'importe quoi, on se détruit dans n'importe quoi, l'essentiel étant de provoquer des émotions exaltantes ou apaisantes.

Les émotions masquent momentanément le vide lorsque qu'elles traversent le corps, ainsi nous nous sentons rassurés, heureux et vivants. Comme elles sont fugitives, il faut s'épuiser à les réitérer indéfiniment. Au lieu d'être un arbre fructueux, l'humain s'est transformé en usine à émotions. Au lieu d'être le prospère fondateur de sa vie, l'humain se prostitue pour s'enrichir d'émotions. Au lieu de nourrir le monde grâce à sa vie, l'humain le pille pour se goinfrer d'émotions. Il est impossible de frauder avec les lois naturelles alors nous payons quotidiennement le prix fort pour cette perversion.

Lorsque je vois un arbre, j'ai l'impression qu'il a des choses à m'apprendre. Contrairement à moi, il sait comment obéir aux lois justes, les seules, les vraies, celles qui sont fixées par la nature. Je ne veux plus me livrer à la course aux émotions. Ça mène toujours à l'épuisement, à l'aigreur, à la frustration, au désenchantement, à une avidité croissante. Le vide intérieur est causé par la rupture de la communication avec l'esprit. À quoi bon se gaver d'émotions pour faire semblant d'être vivante? À quoi bon adhérer à des concepts pour faire semblant d'avoir un but dans la vie? À quoi bon s'accrocher à la personnalité pour faire semblant d'avoir une existence? Seul mon esprit peut faire de moi le véritable être humain que je suis.

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