Feu qui brûle - Feu qui réchauffe

Le terme "épicurien" est relativement célèbre. On croit à tort que le philosophe grec faisait l'apologie du plaisir débridé H24. Ce n'est pas vrai car Epicure différenciait 3 types de désirs :

  1. les désirs naturels et nécessaires : la nature fournit ce qu'il faut pour les combler. Leur satisfaction apporte du plaisir, leur insatisfaction provoque de la douleur et des dégâts. Par exemple ça fait du bien de respirer, être privé d'air est une torture mortelle.

  2. les désirs naturels non nécessaires : cela fait du bien lorsqu'on peut les satisfaire mais en être privé n'a pas d'impact particulier, sauf éventuellement au niveau psychologique. Par exemple si l'attirance que je ressens pour une personne n'est pas réciproque, ça peut être profondément bouleversant mais si j'arrive à lâcher prise alors je surmonterai la tristesse.

  3. les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires : c'est du pur plaisir sans autre but que d'exciter le corps, le cœur ou la tête. Ils n'ont aucune utilité. Si on en abuse, ça peut faire très mal. Les exemples sont légion. Le sucre, le tabac et l'alcool. Qu'apportent-ils ? Une joie intense et brève, une triste descente, le manque, l'accoutumance qui exige des doses de plus en plus élevées, l'addiction qui rend esclave, l'usure du corps, souvent la maladie, parfois la mort.

Nous n'avons pas d'autre choix que de satisfaire le premier type de désirs alors que les désirs non nécessaires doivent être évalués avec sagesse. Est-ce que leur satisfaction risque d'être nuisible pour soi ou pour les autres ? Est-ce que cela peut faire du mal à long terme ? Est-ce qu'en se privant on peut trouver des plaisirs plus grands ?

La douleur chasse le plaisir. Elle doit être évitée car c'est le signe qu'on s'éloigne du bonheur. Pourtant certaines douleurs peuvent amener des plaisirs qui en valent la peine. Fuir certaines douleurs n'apporte qu'un vain soulagement passager. Nous allons tous mourir tôt ou tard, cette douleur est inévitable.

Il me semble donc que pour Epicure, le plaisir est comme une boussole qui pointe en direction de la vie heureuse. La douleur indique qu'on fait fausse route. La raison veille pour écarter les plaisirs trompeurs et accepter les douleurs bienfaitrices.

Cette philosophie de vie me fait penser aux travaux du Dr Lustig. Il affirme que plus on se fait plaisir, plus on s'éloigne du bonheur. Le plaisir est immédiat, éphémère, intense, solitaire, suivi d'une descente. Le bonheur est plus durable, il requiert de la patience, des choix, le contact avec les autres, il fluctue en continu, en douceur.

Les pics de plaisir libèrent de grandes quantités de dopamine dans le cerveau, tandis que le bonheur produit de la sérotonine. Si les décharges de dopamine sont trop fréquentes, les cellules du cerveau saturent et s'abîment donc elles capturent de moins en moins bien la sérotonine et la dopamine. Résultat : on a besoin de doses de plus en plus forte pour obtenir le même plaisir et on devient de moins en moins apte au bonheur.

Il me semble que le plaisir apporte la joie, le bonheur apporte aussi la joie mais ces 2 types de joies sont différentes. L'une brûle le cerveau tandis que l'autre réchauffe en douceur. La joie brûle lorsqu'on recherche du plaisir pur en activant le circuit de la récompense dans le cerveau. La joie réchauffe lorsqu'elle émane d'une activité, d'une personne, d'une situation où l'on s'absorbe de tout coeur. Dans un cas on se récompense artificiellement dans le vide. Dans l'autre cas la récompense survient naturellement car le contexte est une source riche en satisfaction.

Je vois là un parallèle avec les calories. Contrairement à ce qu'on veut nous faire croire, le nombre de calories ingérées n'est pas significatif car il existe des "calories vides" et des "calories pleines". Les calories pleines sont par exemple apportées par un fruit mangé en entier. Le sucre vient avec de l'eau, des sels minéraux, des vitamines, des fibres, des protéines, des oligo-élements. Le corps est en mesure d'utiliser correctement ce lot complet. Les calories vides viennent par exemple du bonbon agréablement parfumé et coloré. Le sucre abondant et concentré débarque tout seul.

Le corps ne sait pas trop quoi faire avec une quantité aussi élevée de carburant brut. Stocker sous forme de graisse ou tout envoyer dans le sang ? Le foie est sollicité à outrance. Comme le corps a besoin de ressources pour digérer, il puise dans nos réserves de minéraux et de vitamines. En plus de détraquer la glycémie, le bonbon risque ainsi de provoquer des carences.

Les calories artificiellement vides "brûlent" l'organisme et ses précieux stocks. Les calories naturellement pleines "réchauffent" le corps en lui fournissant de l'énergie et en remplissant les stocks.

Un autre parallèle me vient à l'esprit car un phénomène similaire existe dans les média. Les journalistes consciencieux rapportent les propos et les faits dont ils ont été les témoins, en y rajoutant éventuellement leurs propres analyses. Comment le public va-t-il accueillir les nouvelles ? Nul ne peut le prévoir. Ce genre d'informations est riche en détails et en éléments de réflexion, cela peut amener des révélations et des débats.

D'autres journalistes cherchent le buzz. Ils tronquent les faits, ils sortent les propos de leur contexte, ces extraits artificiels et concentrés servent de gros titres. Leur but n'est pas d'informer mais de provoquer des émotions fortes pour vendre plus de papier et gagner égoïstement plein de fric. Ce genre de presse "enflamme" l'opinion publique.

D'une part il y a la communication vidée de sa substance, artificiellement concentrée, qui brûle en ciblant exclusivement l'émotion. C'est intense, c'est choc, ça divise la population, puis vient la descente qui laisse un goût amer et le besoin d'un nouveau buzz plus fort, car le précédent nous a tellement immunisés que plus rien ne nous étonne. D'autre part il y a la communication qui réchauffe car elle informe. Il faut du temps pour l'élaborer, du temps pour l'intégrer. L'émotion qu'elle génère s'inscrit dans un contexte complet qui en fait un moteur collectif au lieu de nous transformer en brasier auto-destructeur.

Comme on peut le voir, ce schéma se retrouve dans beaucoup de domaines. L'énergie physique, émotionnel ou mental brûle lorsqu'elle est artificiellement concentrée. L'énergie réchauffe lorsqu'elle est naturellement entière.

Les choses ne sont pas séparées de façon nette dans la vraie vie. Il existe une infinité de nuances de joies inextricablement enchevêtrées. En conséquence la prudence s'impose dans les domaines de la vie qui suscitent des émotions fortes comme le sport, la politique ou la religion. Lorsque le manque ou l'excès de plaisir mène à la violence physique, émotionnelle ou mentale, envers soi ou envers les autres, alors il est urgent d'examiner les désirs concernés, en s'appuyant par exemple sur la classification d'Epicure.

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