La nourriture conflictuelle

Dans les pays occidentaux, on mange à peu près 5 fois par jour : petit-déjeuner, creux de 10h, déjeuner, goûter de 16h, dîner. En plus les média disent qu'il faut manger au moins 5 fruits et légumes par jour. Pfou! Faut trouver la place pour les caser. En lisant les journaux, on apprend tout un tas de truc sur les bienfaits de telle plante, tel fruit et tel autre légume. On se dit : "ohlala, ce serait bien que j'en mange". Si vraiment on suivait toutes les recommandations, il faudrait se passer de sommeil pour trouver le temps d'ingérer tout ce qui est conseillé. Du coup, après la boulimie et l'anorexie, un nouveau trouble alimentaire est récemment apparu, ça s'appelle l'orthorexie, ça consiste à vouloir manger tellement sainement qu'on se rend malade.

Il me semble fastidieux d'inventer un nouveau mot à chaque fois qu'un nouveau style de trouble fait son apparition. J'ai l'impression que le corps sait exactement de quoi il a besoin, en quel quantité et à quel moment. Être incapable de l'écouter, serait donc le seul trouble alimentaire réel, il peut se manifester d'une infinité de façons. Les symptômes du trouble dépendent du problème qui est à l'origine du dérèglement, du caractère de la personne et des messages véhiculés par la culture ambiante. Ce qui me fait dire ça, c'est le fait que je suis passée par tout un tas de péripéties alimentaires et que je ne rentre dans aucune des cases prédéfinies par la religience. Je me suis promenée d'une classification à l'autre.

Les renvois spontanés

J'ai commencé mon aventure alimentaire par des vomissements spontanés. Ils ont commencé à l'âge de 8 ans. La première fois que ça m'est arrivé, le docteur m'a donné tout un tas de médicaments en disant que j'avais souffert d'une intoxication alimentaire parce que mon estomac était fragile et qu'il fallait faire très attention à mon alimentation. Par la suite le phénomène n'a cessé de se reproduire de façon aléatoire. Je n'en parlais à personne parce que je ne voulais pas me gaver de remèdes inutiles. J'étais certaine que le docteur s'était trompé. Je sentais bien que ce n'était pas des intoxications alimentaires, car je n'avais aucun malaise annonciateur, aucune douleur, pas d'écoeurement, pas de nausée, rien. Tout d'un coup, ça voulait sortir et ça sortait, même si mon estomac ne contenait que de l'eau ou qu'il était vide.

Sachant que mes désagréments n'avaient rien à voir avec une quelconque fragilité de mon système digestif, je ne faisais attention à rien et je ne me privais pas de nourriture. J'avais une sainte horreur des légumes cuits. Je m'empiffrais de légumes crus, de fruits et de sucre. Très forte addiction envers le sucre. Parfois je mangeais tellement que j'avais l'impression que mon ventre allait éclater. Le temps à passé. Les renvois intempestifs sont devenus ma normalité.

Vers l'âge de 31 ans, j'ai suivi un stage de méditation intensive. Les instructions étaient claires : ne pas bouger quoiqu'il arrive. Un jour j'ai décidé d'enchaîner 2 séances de méditation sans pause, ce qui faisait que j'allais méditer 3h non-stop. Au bout de 2h, j'ai senti le signal d'alarme m'indiquant que j'allais vomir. Oups... que faire? Sortir de la salle ou rester au risque de salir la belle moquette et de déranger les autres méditants avec le bruit et l'odeur? J'ai décidé de rester.

Ça remontait le long de l'oesophage, je salivais abondamment, je transpirais, ça remontait, j'avais des spasmes, ça allait sortir, je le sentais, j'avais peur. Pourtant j'ai décidé que mes impressions étaient trompeuses, même si je les connaissais par coeur, j'avais décidé qu'il n'allait rien se passer de ce que je croyais. Au dernier moment, au moment où je sentais que tout allait se répandre sur mes genoux, un froid intense à brusquement envahi l'intégralité de mon corps. Toutes les sensations ont disparu soudainement et je grelottais. Je me sentais légère, soulagée, fatiguée et frigorifiée.

Quelques mois après ce stage, je me trouvais dans la rue, lorsque j'ai senti monter un renvoi spontané. Un constat a brusquement surgit dans mon esprit : "Tu veux vomir parce que tu es face à un dilemme". Je me suis rendue compte qu'effectivement lorsque j'étais désagréablement partagée, ça me mettait tellement mal à l'aise que j'avais envie de tout rejeter en bloc. Comme le corps sert souvent de soupape au mental, le mien rejetait le contenu de l'estomac à défaut de pouvoir rejeter la situation conflictuelle. Rien n'est sorti.

Eurêka! Donc pour ne plus rien renvoyer, il suffit d'être très consciente et très honnête envers moi-même. Il suffit de toujours me rendre compte de l'impact réel des situations sur moi, pour que mon corps ne soit pas obligé de soulager des tensions que je lui impose inconsciemment, lorsque ça m'arrange de prendre les vessies pour des lanternes. Depuis, je n'ai plus jamais eu un seul renvoi spontané.

Le yoyo

Lorsque je grossis, le poids supplémentaire se répartit uniformément sur tout mon corps. Même chose lorsque je maigris, je perds d'un peu partout. Le résultat c'est que pendant plusieurs années, mon poids a fait le yoyo entre 70kg et 50kg, sans que personne ne s'en aperçoive. Je n'ai jamais possédé de balance alors je vérifiais de temps en temps chez les amis ou chez le médecin. Je perdais ou gagnais 20 kg en l'espace de quelques mois.

Parfois je mangeais à longueur de journée, surtout des pâtisseries et du chocolat. A midi, mon dessert consistait en une plaquette de chocolat entière. Un paquet de biscuit tient 5 minutes entre mes mains, pas plus. Il m'est arrivé plusieurs fois de tellement manger que j'avais l'impression que mon corps ne pourrait jamais digérer tout ça, c'était beaucoup trop, mes viscères s'enflammaient pendant plusieurs heures, le temps d'évacuer la surcharge. On pourrait appeler ça de la boulimie. Je savais que j'avais pris du poids parce que je ne pouvais plus rentrer dans mes pantalons.

Parfois je ne mangeais quasiment rien. Je me forçais à avaler un petit quelque chose tous les 2 ou 3 jours. Mais vraiment petit, sinon je me sentais lourde, j'avais l'impression d'avoir avalé un boulet de canon indigeste. On pourrait appeler ça de l'anorexie. Je savais que j'avais perdu du poids parce que le bas de mes pantalons traînaient par terre.

Parfois je sentais un besoin de nettoyage, je jeûnais à peu près une fois par an. Pendant un mois, je ne mangeais que le soir et je buvais un verre d'eau le matin. Ou sinon pendant 7 jours, je buvais un verre d'eau le matin, un verre d'eau le soir. Je commençais et j'arrêtais mes jeûnes brutalement, sans pallier, du jour au lendemain.

Le reste du temps, j'étais très indécise. Quoi manger? Je ne savais pas. Je n'avais jamais faim aux heures de repas conventionnelles, jamais faim tout court. Je mangeais pour faire des pauses dans mon travail, pour faire passer le temps, pour tromper l'ennui, pour faire plaisir à mes papilles, pour accompagner les gens... Soit manger était une corvée et je m'acquittais de cette tâche par peur des carences, soit c'était un défouloir affectif et j'avais aussi peur de me déséquilibrer avec une alimentation incorrecte. Je rêvais de ne plus être obligée de manger.

Les 21 jours

À l'âge de 37 ans, j'ai vu un reportage nommé Lumière réalisé par Peter Arthur Straubinger. Il m'a littéralement choquée. Vivre sans manger? Cette idée m'attirait comme un aimant. Les intervenants du reportage viennent de tous horizons, donc c'est accessible à n'importe qui. Ça tombe bien, je suis n'importe qui. Je me suis immédiatement lancée dans le processus de 21 jours pour apprendre à se passer de nourriture solide. C'est très dangereux, la première semaine risque d'être mortelle si elle est prise à la légère mais c'est tellement instructif. J'ai ainsi passé 30 jours sans manger. J'étais folle de joie, en pleine forme, débordante d'énergie.

De quoi le corps se nourrit-il à ce moment là? Je n'en sais rien du tout. J'ignore comment le corps s'alimente. Malgré l'absence de nourriture, il ne perd pas de poids. Ça n'a absolument rien à voir avec un jeûne. Le jeûne fatigue, on se sent léger mais faible par moment. Alors que durant ces 30 jours, j'étais énergique comme je ne l'avais jamais été de toute ma vie. J'étais joyeuse, optimiste, pleine de force, pétillante, j'avais la pêche, je me sentais éclatante, électrisée, explosive. Je n'avais besoin que de 4h de sommeil, mes yeux s'ouvraient en grand à l'aube, impossible de faire la grasse matinée. J'étais devenue ultra-sensible à tout, lorsqu'on gère mal ses émotions, ça peut être pénible, voire douloureux.

Pourquoi avoir recommencé à manger? D'abord à cause de l'ennui. Les êtres humains passent une très grande partie de leur temps à manger : faire les courses, la cuisine, la vaisselle, grignoter, prendre un goûter, prendre l'apéro, aller au restaurant, au salon de thé, les anniversaires, les soirées entre amis... Ne plus manger isole de la société. On se retrouve avec des journées à rallonge et un geyser d'énergie dans les veines, totalement décalé par rapport aux autres. J'ai aussi recommencé à manger car les sensations gustatives ont toujours été mon exutoire face aux problèmes émotionnels. Sans nourriture pour me calmer, je me les prenais de plein fouet, ça faisait beaucoup plus mal que d'habitude. Cette expérience m'a bouleversée. Pendant ces 30 jours exceptionnels, des idées étranges m'ont traversé la tête.

J'ai l'impression que nous n'avons pas besoin de manger pour vivre, qu'en réalité nous sommes alimentés par des voies dont nous ignorons tout. Le fait de manger coupe certaines de ces voies, laissant certains approvisionnements en nutriment sous notre maladroite responsabilité. Les blocages émotionnels et les croyances intellectuelles peuvent aussi bloquer certaines voies d'alimentation automatique. J'ai l'impression que les enjeux émotionnels et intellectuels sont la principale raison pour laquelle nous mangeons plusieurs fois par jour. Lorsque nous manquons de nourriture, nous sommes la proie de pensées et d'émotions si violentes que cela coupe toutes les voies d'alimentation et nous mourrons de faim. J'ai l'impression que non seulement nous nourrissons incorrectement le corps mais en plus, tout ce travail récurrent de digestion épuise l'organisme à long terme. J'ai l'impression que nous nous trompons sur énormément de choses, qu'étant donné la sophistication du corps humain, notre durée de vie actuelle est ridicule, que nos croyances erronées raccourcissent la durée de notre vie, qu'en réalité nous devrions vivre au moins 300 années.

Depuis, je ne peux plus manger comme avant. Lorsque j'ai une journée bien remplie, je mange le soir uniquement, pour marquer la fin de la journée, le début de la détente. Lorsque mes journées sont ennuyeuses, je mange en plus des fruits en me levant. Beh? Les 3 repas par jour? Pitié! Ce n'est plus possible. 3 c'est trop. Ça fait plus d'un an que je ne mange qu'un seul repas par jour, mon poids n'a pas varié. J'ai l'impression que notre corps est maintenu en vie par quelque chose d'inconnu et que nous devrions manger occasionnellement pour d'autres raisons, j'ignore lesquels.

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